Suite au black-out généralisé d’Électricité du Liban le 17 août, le Premier ministre sortant, Najib Mikati, a sollicité l’inspection centrale pour clarifier les causes de cette panne qui a mis le pays à l’arrêt. Quel est l’état d’avancement de l’enquête?
Le ministre sortant de l’Énergie et de l’Eau, Walid Fayad, ainsi que le directeur général d’Électricité du Liban (EDL), Kamal Hayek, ont été entendus mercredi dernier au Palais de justice de Beyrouth par le procureur général près la Cour de cassation par intérim, Jamal Hajjar. Cette audition s’inscrit dans le cadre d’une enquête ouverte par les autorités à la suite du black-out électrique. Le contenu des auditions n’a pas été rendu public et les personnes concernées n’ont pas fait de commentaires à ce sujet.
Depuis le samedi 17 août, les Libanais ne disposent plus que des générateurs privés pour leur approvisionnement en électricité. En effet, ce jour-là, le fournisseur public EDL a annoncé avoir arrêté toutes les unités de production de ses centrales thermiques en raison de l’épuisement des stocks de carburant et de l’absence du dernier chargement prévu dans le cadre de l’accord de swap entre le Liban et l’Irak, signé en 2021.
Une enquête encore à un stade préliminaire
Contacté par Ici Beyrouth, le journaliste et expert juridique Youssef Diab précise que “ces personnes sont entendues en tant que témoins et non en tant que suspects” dans le but de déterminer les responsabilités. Il explique que “l’enquête étant encore à un stade préliminaire, elle est confidentielle et ne sera rendue publique qu’une fois terminée, après avoir établi les responsabilités et les éventuelles inculpations”. Il ajoute qu’”à ce jour, quatre membres du conseil d’administration d’EDL ont été mis en examen par le juge Hajjar. L’audition a commencé la semaine passée, mais personne ne sait quand elle se terminera. M. Hayek pourrait également être convoqué de nouveau”.
Ce n’est pas la première fois qu’un PDG d’EDL est convoqué. “Avant lui, Mouhib Itani avait été interpellé et arrêté pendant le mandat d’Emile Lahoud pour des raisons politiques”, souligne M. Diab.
Concernant l’aspect légal et procédural de l’enquête, M. Diab précise que “c’est la justice ou l’inspection centrale qui s’occupent de résoudre ces problèmes. Le procureur général près la Cour de cassation est le seul habilité à rechercher des preuves d’inefficacité, de négligence ou de préméditation. Il mène l’enquête pour identifier le ou les responsables. En cas de négligence, le dossier est transféré au Parquet général de Beyrouth, puis au juge d’instruction et, finalement, au tribunal”. M. Diab ajoute que “si aucune preuve d’inefficacité ou de négligence n’est trouvée, le dossier est suspendu”.
Pour la création d’une enquête parlementaire
De son côté, l’ancien directeur général du ministère de l’Énergie et expert à l’Institut libanais d’études de marché, Ghassan Beydoun, estime que “les résultats de cette enquête n’auront aucun impact positif sur la question du black-out”. Selon lui, “au mieux, elle pourrait entraîner une sanction disciplinaire”, car “si les enquêtes judiciaires produisaient des résultats significatifs, de nombreux responsables d’EDL et du ministère de l’Énergie seraient déjà en prison”. Il préconise plutôt “la formation d’une enquête parlementaire” pour comprendre pourquoi EDL n’a pas réussi à augmenter le nombre d’heures d’électricité qu’elle avait promis de fournir.
M. Beydoun critique “la négligence et l’ingérence du gouvernement et des ministres de l’Énergie successifs dans les affaires d’EDL”. Il ajoute que “l’imposition et de décisions et de plans extérieurs à une organisation (EDL) dont le déficit a atteint des niveaux alarmants a conduit à l’épuisement des finances publiques en raison du transfert de ce déficit au trésor public “.
Pour éviter une aggravation de la situation à l’avenir, M. Beydoun souligne la nécessité de “réévaluer le plan d’urgence pour l’électricité, afin que le gouvernement, le président d’EDL et les membres du comité compétent tirent les leçons des expériences passées, notamment celles liées à l’échec de la coopération avec l’Algérie, l’Irak et le Koweït”. Il insiste également sur “l’importance de trouver une source d’approvisionnement durable, sécurisée et fiable pour fournir EDL en fioul de manière stable” et sur la nécessité de “se débarrasser des pratiques de spot-cargos qui pourraient entraîner des infractions et des amendes”.
Lois non appliquées et mauvaise gouvernance
Dans une interview accordée à Ici Beyrouth, Laury Haytayan, experte en pétrole et gaz pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, qualifie cette enquête de “farce orchestrée par M. Mikati pour donner une illusion d’action”. Elle ajoute que “le système juridique au Liban est défectueux et manque de véritable pouvoir”.
Selon elle, il s’agit simplement d’une “formalité administrative”, et le véritable problème réside dans “la mauvaise gouvernance, la dépendance d’EDL vis-à-vis du gouvernement et la non-application des lois, telles que la loi 462/2002 ou la loi 318/2023″. Elle insiste sur le fait qu’”au lieu de se concentrer sur des détails comme de chercher à savoir qui a signé tel document ou si M. Hayek était en vacances, il serait plus pertinent de mener une enquête approfondie sur les institutions et la gouvernance défectueuse qui perdurent depuis des décennies”.
Rappelons qu’un cadre réglementaire pour le secteur de l’électricité a été mis en place, il y a 19 ans, avec la loi 462/2002. Cette loi était censée organiser le secteur de l’électricité, créer l’Autorité nationale de régulation de l’électricité (ARE) et restructurer les activités du secteur. Cependant, l’Autorité n’a jamais été établie en raison des désaccords politiques persistants sur son rôle et ses pouvoirs.
Sans la création de l’Autorité de régulation, la loi 318/2023 sur l’énergie renouvelable décentralisée (Decentralized Renewable Energy), qui permet la vente d’électricité produite par le secteur privé à partir de sources renouvelables et la connexion des générateurs privés au réseau d’EDL pour une capacité maximale de 10 mégawatts (MW), ne pourra pas être mise en œuvre à son tour.
Ainsi, l’enquête reste en suspens et l’État libanais continue de recourir aux solutions temporaires et aux dons, au grand désespoir de la population.